Un créateur hors norme

Après plusieurs années de création olfactive dédiée aux Salons du Palais Royal Shiseido, Serge Lutens créé en 2000 sa propre marque de parfums. En quelques années, la griffe impose sa singularité dans le paysage de la parfumerie mondiale. Loin des discours standardisés délivrant le parfum telle une recette de cuisine, Serge Lutens choisit de x s’exprimer une autre voix : celle de l’émotion. Plus qu’une liste d’ingrédients, ou qu’une savante pyramide olfactive, le parfum n’est-il pas surtout l’histoire de chacun, une mémoire que l’on abrite depuis l’enfance qu’il nous incombe de retrouver ?

1942
1956
1968
1980
ANNÉES 90
2014

UNE ENFANCE À DISTANCE UNE ENFANCE À DISTANCE

Serge Lutens est né durant la guerre, le 14 mars 1942 à Lille, dans le Nord de la France.

Séparé dès les premières semaines de sa mère, sa personnalité sera marquée dès lors par le sentiment d’un abandon originel. Tiraillé en permanence entre deux familles, il vit à distance et s’invente. C’est un rêveur. A l’école Montesquieu, on le dit «dans la lune» : il ne suit pas, même si ses professeurs lui reconnaissent un don de conteur.

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NAISSANCE D’UN STYLENAISSANCE D’UN STYLE

En 1956, à 14 ans, il est placé, contre son gré – il eut préféré être acteur – dans un salon de coiffure de sa ville natale.

Deux ans plus tard, il aura déjà déterminé les repères féminins qu’il fera siens : yeux fardés, peaux éthérées et têtes d’épingles par cheveux courts, nets et plaqués. Il s’impose également par la couleur noire qu’il ne quittera jamais. Il affirme ses goûts, ses choix sur ses amies qu’il photographie.

Il a 18 ans lorsqu’il est appelé sous les drapeaux pour servir lors de la guerre d’Algérie. Il sera réformé. C’est une rupture importante qui l’amène à prendre sa décision : quitter Lille pour se rendre à Paris. Nous sommes en 1962.

Aidé d’une amie, Madeleine Levy, et muni de grands tirages photographiques qu’il avait réalisés de ses amies, Serge Lutens qui vit ses premières années parisiennes, entre ombre et disette, contacte le magazine Vogue. Ce magazine représente pour lui l’essence de la beauté : un carmel qu’il mythifie. Trois jours plus tard, il collabore au numéro de Noël.

Invention d’une vision par le fard, la création de bijoux, objets extraordinaires, Serge Lutens devient rapidement LA personne qu’il faut appeler et les magazines de mode ne s’y trompent pas : Elle, Jardin des Modes, Harper’s Bazaar le sollicitent sans cesse : il collabore ainsi avec les plus grands photographes de l’époque, tout en poursuivant, de son côté, ses travaux photographiques. Durant ces années, la reconnaissance de son talent est manifeste.

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Podcast

L’invention d’une femme

Le nom de Serge Lutens est associé à une image: celle d’une femme déifiée, racontée, mise en majesté, née sur les bancs de son école au travers de dessins d’enfant, puis mise en scène dans des visuels et des campagnes d’images publicitaires qui marqueront d’une empreinte unique un secteur pourtant outrageusement codifié.

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L’invention d’une femme

Des années 60 jusqu’aux années 90, la femme Serge Lutens a occupé le devant de la scène de la beauté. Des campagnes publicitaires de Dior dans les années 70 jusque celles de Shiseido dans les années 80-90, difficile de passer à côté du phénomène. Femme-icône à la pâleur de neige, elle a su incarner pendant ces décennies un idéal, un absolu. A l’opposé des canons féminins de l’époque, elle représente un à-part, mélange de raffinement et de détermination ultime. Aucune identification possible : cette femme n’est pas faite de chair mais d’affirmations, de combats aussi. Ceux d’un homme, qui toute sa vie n’a cessé de dialoguer avec celle qui était en lui !

 

Enfant déjà, Serge se fait remarquer à l’école pour ses dessins de femmes en robe d’apparat : robe de brocart, de soie, d’organza... Peu importe l’étoffe, les époques, ses premiers croquis révèlent déjà un garçon à rebours des préoccupations de ses camarades de classe. Il aime les Reines, les Princesses... au grand dam de son père notamment, qui préférerait le voir se livrer à des occupations, plus en rapport avec son genre.

L’adolescence se déclarant, le féminin chez lui prend le pouvoir. Serge a en effet découvert le monde des magazines féminins et notamment  « Vogue », qu’il considère dès lors comme sa bible. Enfermé dans sa chambre, les volets clos, il mime les poses des mannequins haute couture qu’il observe, scrute dans les magazines. Rien ne lui échappe ! Tout le répertoire de la gestuelle féminine est absorbé, réinterprété, dramatisé. S’il retrouve quelque peu cette ambiance au Salon de coiffure dans lequel il est entré en apprentissage depuis ses 14 ans, c’est surtout par le cinéma, qu’il prolonge et transcende ce goût. Dès qu’un temps libre se présente, il se rend à la cinémathèque de Lille pour y découvrir les films d’actrices mythiques dont le visage le fascine : Greta Garbo, Marlène Dietrich, Louise Brooks... Plus que les films en eux-mêmes, ces étoiles le transportent dans un autre univers, une esthétique radicalement différente de celle qui a cours alors en ce milieu des années 50.

Alors que le monde se pâme devant « Et Dieu créa la femme » de Roger Vadim, Serge Lutens se forge lui, une vision bien différente du féminin, qu’il ne va pas tarder à mettre en pratique sur certaines jeunes clientes se présentant au Salon : coupe tranchée, nuque nette, teint de craie et yeux charbonneux... En très peu de temps, le jeune apprenti se fait une réputation qui dépasse les portes de l’établissement. Dans les rues de Lille, ces filles qui sont devenues entre temps ses amies, sont très remarquées. En mal, en bien, Serge sait bien que ce qu’il propose n’est pas du goût de chacun. L’important pour lui est de construire une image et afin qu’elle soit la plus achevée possible, il chine aux puces des vêtements avec lesquels il les vêt. Androgynes et terriblement féminins, en cette fin des années 50, les contours de la femme Serge Lutens sont déjà esquissés. Pas dupe, l’adolescent de 18 ans en fixe par le biais d’un instamatic les premières images. En 1962, elles ne laisseront pas indifférente l’équipe du Vogue français qui engagera sur le champ ce jeune homme qu’elle voue au succès.

Pour Serge Lutens, c’est l’âge d’or ! Quittant Lille, il découvre à Paris le monde des magazines, de la beauté, des photographes comme Avedon, Penn, Bourdin... Très apprécié, il se rend vite indispensable durant ces années et multiplie les collaborations avec d’autres magazines à la mode : Harper’s Bazaar, Elle, Jardin des modes...etc. L’argent cependant peine à rentrer et en 1967, Serge âgé alors de 25 ans décide de tenter sa chance chez Dior. La Maison de Haute-couture souhaite en effet lancer sa première ligne de beauté. Le Lillois saura se montrer à la hauteur des attentes en réalisant pour eux des lignes de fards aussi spectaculaires qu’innovants. Le succès est au rendez-vous : le chiffre d’affaires s’envole, mais loin de s’en satisfaire, Lutens souhaite aller plus loin en imposant désormais ses photographies pour affirmer sa signature.

Depuis son arrivée à la tête de Christian Dior Beauté, Serge réalise en effet, à l’insu de la Maison, ses propres images. Elles mettent en scène celle qui l’habite depuis toujours : Reine, fille des rues, dompteuse de cirque, putain d’un bordel berlinois... En une décennie, Lutens s’est libéré de sa timidité originelle pour donner vie à sa créature. Il en a fait exploser le carcan. Le choc pour Dior est à la hauteur de la proposition. Si très vite, les femmes sont avec lui et applaudissent ses audaces visuelles, l’on s’inquiète aussi pour la clientèle... Qu’importe, le jeune prodige est déjà loin. En 1980, las de la frilosité persistante à laquelle il est sans cesse confronté, malgré l’immense succès critique et commercial qu’il rencontre, il signe une nouvelle collaboration avec le groupe de cosmétiques japonais : Shiseido, ouvrant ainsi à son alter ego féminin les portes d’une nouvelle dimension. Mais qu’elle soit parisienne ou tokyoïte, la femme Serge Lutens demeure immuable. Figée dans son immobilité, sa perfection, elle prend juste d’autres visages, d’autres masques. Plus sophistiquée peut être, plus graphique, plus radicale, elle correspond une fois de plus à l’air du temps de ces années 80, 90 et offre rapidement à la marque nippone une place de choix parmi les acteurs mondiaux de la beauté. Le public se passionne pour cette image. Certains mêmes allant jusqu’à les collectionner.

A la fin des années 90, et après 20 ans de création visuelle, Shiseido décide cependant de mettre un terme au contrat d’image avec Serge Lutens laissant ce dernier veuf de son féminin. En 2000, il le fera renaître de ses cendres en créant la marque qui porte son nom.

 

1°) Serge Lutens, vous avez très tôt défini les codes de votre alter ego féminin. Comment s’est formulée cette naissance ? On a bien sûr parlé de votre enfance, de votre goût pour les actrices, pour les magazines féminins...Vous même évoquez souvent le rôle qu’a eu votre mère. Quel lien a-t-il entre elle et cette image ?

(07 :45) Elle est fondamentale, vu qu’elle vous met au monde. Elle vous met au jour, elle ouvre au jour. Et ce n’est pas moi, c’est pour tout le monde, donc je ne suis pas un cas spécial en ce cas. Mais ma mère est pointée du doigt, donc toute ma vie, si vous voulez, elle est la faute et je suis l’incarnation de cette faute. Nous sommes à la proximité de la loi de Pétain, qui interdit l’adultère. Je suis née en 1942 donc pendant la guerre. L’adultère, non pas pour ce qu’il est, mais pour que les femmes ne cohabitent pas trop longtemps avec l’occupant. Ma mère rencontre quelqu’un, qui n’est pas un Allemand, je le précise aussi. C’est-à-dire, elle rencontre un Français et elle est mariée, mais il y a adultère, c’est-à-dire qu’en fait il y a une aventure, ou je ne sais pas, vous savez le monde de nos parents est très secret. Je ne suis pas le seul, c’est-à-dire qu’en fait, on ne sait pas, on ne dit rien, on ne parle pas de cela, on n’en parle jamais de la rencontre, de comment ça s’est fait. Ou alors c’est tellement ébauché qu’en fait on est dans le mystère. Néanmoins je ne suis pas déclaré, je ne suis pas un enfant déclaré tout de suite, je le suis bien après. (08 :59) Il y a ce mystère, une chose qu’on sent, c’est-à-dire que même ce qui n’est pas dit est senti, est ressenti par l’enfant, et par la mère aussi, qui sont liés par un même destin, surtout le fils et la mère, plus que la fille et la mère. Comme je vous l’ai dit, je suis l’enfant de la faute, ma mère est une faute, sociale, pas en elle-même, mais la société. Donc quelque part je deviens un peu l’ennemi d’une société et l’avocat de ma mère. Une chose peut tout résoudre, rectifier tout. C’est la beauté. La beauté, c’est-à-dire, ultime. Pas la beauté timide, pas la beauté qui longe les murs. La beauté éblouissante. Moi-même je ne peux me réparer qu’à travers une femme, et je ne peux me réparer qu’à travers la beauté que je donne, que j’offre à travers une maison, sans habitant puisque je n’habite pas. À travers une femme, qui ne vit pas avec moi, qui est unique, qui est elle-même. C’est-à-dire, je suis son défenseur, je suis son avocat. Je lui rends quelque chose, mais en même temps c’est une vie qui me sacrifie, évidemment. C’est presque religieux, je dirais, vous voyez. Ça vient d’une erreur et d’un jugement hâtif de la société stupide, comme toujours.

2°) Pour le public, la femme Serge Lutens est sans âge, immuable, hors des tendances, unique. Nombreux d’ailleurs sont ceux qui pensent que c’est toujours la même personne qui l’incarne... Est-ce là la clef de son succès, un mystère que l’on ne parvient pas à creuser ?

(10 :38) Le succès je ne sais pas, je ne peux pas en parler s’il est venu, mais il est certain qu’il était aussi nécessaire, parce que si elle était restée dans l’ombre, cette beauté était condamnée quelque part si vous voulez. J’ai difficulté à répondre à vos questions, parce que moi-même je n’ai pas tout à fait les réponses si vous voulez. Je sais que ça a commencé très tôt, dès l’école j’ai commencé à faire des croquis. Chaque semaine l’instituteur nous demandait de faire une bordure, une bordure qui achevait la semaine. C’est donc une ligne, en général des dessins géométriques. Évidemment moi-même j’ai travaillé sur ces dessins géométriques, et puis un jour, sans vraiment préméditer, j’ai commencé à dessiner des croquis de femmes, des croquis de femmes rêvées bien entendu. C’est-à-dire de ma faible connaissance d’Alexandre Dumas, les premiers films que j’ai vus, Milady de Winter, les criminelles, toujours très belles les criminelles. Les criminelles sont toujours plus belles que les servantes, pas de doute. (11 :47) Et marquées au fer rouge sur le haut du bras. Et encore une fois un signe du destin, ma mère avait la cicatrice d’un abcès sur le haut du bras, j’ai toujours confondu avec une brûlure au fer rouge. Donc tout ça s’inscrit en vous, comme un inconscient. Cet inconscient travaille très fort, donc quelque part, je dirais, j’ai besoin d’être accusé pour être créatif. C’est toujours au travers d’une femme que ça se passe. C’est-à-dire que c’est toujours au travers de mon modèle, que je dois rendre extraordinaire. Plus belle, plus étonnante à mes yeux. Et il faut qu’elle soit une beauté terrible. Nous avons parlé de la reine cruelle, qui pose la question « suis-je la plus belle ? » à ce miroir qui lui répond « oui, ô Reine, tu es la plus belle, mais… ». Ce « mais » si vous voulez, suppose, elle est la plus belle, mais Blanche-Neige la dépasse parce qu’elle a une beauté, si vous voulez, une beauté de la volonté. La reine cruelle c’est la beauté de la volonté. Blanche-Neige est belle, point. Donc elle ne se discute pas. Et moi j’ai parié, c’est la reine cruelle finalement, bien entendu. C’est monstrueux mais c’est comme ça, je dois l’être, monstrueux, pour vivre.

3°) On a souvent parlé de la femme Dior, la femme Shiseido... Avez-vous cherché à faire correspondre cette femme à l’identité des groupes pour lesquels vous travaillez ?

(13 :17) Je ne crois pas qu’il s’agit de groupe, ni de travail d’ailleurs. Je suis quelqu’un de trop paresseux pour travailler comme on l’entend. C’est-à-dire que j’aime faire les choses, donc elles ne me coûtent rien. Elles ne me coûtent pas l’énergie. L’énergie, au contraire, elle m’est offerte, je dirais. Si vous voulez, le Japon est déjà là. Quand j’arrive au Japon, déjà il y a cette idée, c’est-à-dire, c’est déjà dans l’idée des choses. La haute couture française aussi, au moment où je l’ai connue, c’est-à-dire était encore la haute couture française. Il y avait des mannequins d’honneur, il y avait le couturier… C’était une sorte de messe, une collection. Ça n’a rien à voir avec quelque chose d’aujourd’hui, qui est un spectacle qui n’a rien à voir. C’était mythique, c’était un hommage à la femme en dehors de toute réalité. Donc ça ne pouvait que me plaire, la haute couture française à travers Dior. Dior et Shiseido n’ont rien à voir, mais le Maroc non plus. Le Maroc m’a aussi offert, j’ai l’impression, que tout ça c’était déjà là. C’est-à-dire qu’il y a une part de Maroc en moi, une part de Japon, une part de la haute couture française qui me correspondait. Je suis rentré chez moi, c’est prétentieux de le dire, mais en effet je me reconnaissais. Et à travers ces trois unités, le Maroc, le Japon, à peu près redécouverts en même temps, et la haute couture française. Les trois d’ailleurs à peu près dans la même période. Tous ces pays, toute cette culture, étaient déjà là. Cette façon de regarder, cette façon d’être regardé.

4°) A ceux qui vous demandent : qui est la femme Serge Lutens, que répondez-vous ?

(14 :53) À vrai dire je n’ai pas vraiment une réponse à ça, qui est-elle ? Elle est un principe, elle est l’accusée, elle est celle que je défends, elle est celle que j’honore, elle est celle que je sublime, mais elle est celle aussi qui rate ma vie. Oui c’est comme ça, c’est-à-dire en fait si vous voulez, bien sûr que tout ce que vous me dites c’est spectaculaire, c’est beau, c’est magnifique. Et en même temps je passe à côté de ma propre vie pour la défendre. Mais elle est ma vie, point. C’est-à-dire qu’en fait, Dieu en a décidé comme ça. Vous savez, à la naissance il y a une fée qui arrive près de nos berceaux et qui dit « toi tu seras tellement beau que tout le monde tombera amoureux de toi ». Ce n’est pas mon cas vous voyez. « Toi tu seras tellement intelligent que tout le monde sera ébloui devant ta pensée, tes mots, ce sera extraordinaire ». Et il y en a d’autres qui disent « toi tu vivras quelque chose qui sera très différent de ce que les autres ont vécu, mais tu trouveras le bonheur à travers ce travail ». Voilà. « Mais tu n’appartiendras pas à l’ensemble des gens, vu que tu défendras quelque chose qui est, à leurs yeux, indéfendable, même s’ils ne le disent pas ».

 

 

 

 

 

 

CHOISIR UN PARFUM, C’EST PRENDRE LE RISQUE D’ÊTRE SOI-MÊME. À CHACUN DE DÉCIDER!

SERGE LUTENS

LES ANNÉES DIORLES ANNÉES DIOR

En 1967, Christian Dior qui s’apprête à lancer sa ligne de maquillage, fait appel à lui. Il créera pour cette maison couleurs, style et images. Sa vision est enfin unifiée par la photographie. Au début des années 70, la célèbre rédactrice en chef du Vogue US, Diana Vreeland n’hésite pas à proclamer son enthousiasme: «Serge Lutens, Revolution of Make-up !». Le succès est retentissant. Serge Lutens devient le symbole d’une liberté donnée par le fard pour toute une nouvelle génération. En 1974, faisant écho à son goût pour le cinéma et les actrices mythiques qui l’habitent, il réalise un court-métrage : «Les Stars». A cette époque, il voyage et découvre le Maroc puis le Japon. Ces deux pays, aux cultures si riches et si différentes, s’assembleront en lui et affirmeront sa façon de voir et de sentir.

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Podcast

L’éloge du maquillage

Serge Lutens revient, à travers ce récit, sur sa conception du maquillage et sa relation au fard. Cette mise en scène du visage, invisible ou théâtrale, instinctive et inspirée, créa sa légende et fit de lui le premier «Make Up Artist ».

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L’éloge du maquillage

Et si l’histoire de Serge Lutens et la réputation qu’il s’est forgée dans le domaine du fard n’était qu’un malentendu ? Entré chez Dior pour concevoir leur première ligne de beauté, le jeune prodige de pas même 30 ans se voit dès le début des années 70 décerné pour la première fois par la presse américaine : le titre de « make-up artist » et révolutionnaire du maquillage. Pourtant, rien ne prédestinait Serge à devenir l’homme clef de la beauté de cette période.

Dès les années 50, la vision projetée par la presse féminine de la femme le rebute. Enfermée dans des règles d’un autre temps, des conventions, des techniques réservées aux plus expérimentées ou aux mannequins des magazines, la beauté se doit alors d’être utile. L’eyeliner, c’est fait pour allonger l’œil : point ! L’époque est cependant en passe de changer. 68 n’est pas encore arrivé mais chez Dior, l’arrivée de Lutens un an auparavant à la tête de la beauté promet déjà un renversement de tous les codes. Autodidacte assumé à la vision brute et sans compromis, le Lillois fonctionne à l’instinct, au flair. Avec lui, pas de nuances, de demi-tons, pleins feux sur la couleur ! Serge souhaite des teintes franches, nettes, déclarées. Rendre évident ! L’éloge du maquillage de Baudelaire résonne en lui : La femme est idole et doit se dorer pour être adorée. Avec lui, sans prévenir, le fard passe des yeux aux joues et si le maquillage doit craqueler sur le visage, tant mieux ! La rupture est ainsi consommée. Plus de retour possible. La destruction des codes de l’ancien monde est en cours.
Très vite, une certaine société se réclame de cette façon de se comporter avec le maquillage. En quelques mois, il devient une arme redoutable permettant aux femmes de l’après 68 de s’affranchir du carcan dans lequel elles ont longtemps été cadenassées. En quelques mois, le chiffre d’affaires de la maison de couture s’envole, et fort de ce succès Serge se voit progressivement confier la réalisation des campagnes publicitaires. Véritable metteur en scène, il sait mieux que personne, sans l’avoir jamais appris, lire la lumière sur un visage et s’autorise toutes les hardiesses : « C’était une attitude nouvelle, contestatrice. J’avais besoin de faire ce pas. Du rouge aux yeux, l’imaginez-vous ? Du jaune, du noir, du violet ! Des corps de paillettes, du maquillage de la tête aux pieds, des bodys sans couture aucune et des coiffures aux ciseaux, coupées si nettes, qu’entre les franges et le charbonnage des yeux, l’ombre les confondait ». De Paris à New York, les femmes ne jurent plus que par lui. Ses propositions libres et affranchies des recettes toutes faites de beauté rencontrent leurs aspirations. Elles savent très bien qu’elles ne sortiront pas dans la rue maquillées comme ses célèbres photographies de filles blanches, mais ont compris qu’acquérir un fard Serge Lutens, c’était une façon d’exister, d’envoyer en l’air les injonctions à être belles et se taire, l’autoritarisme d’une société sur le déclin. Bref, une façon de dire non en beauté !

Alors que les musées du monde entier commencent à s’intéresser à l’œuvre photographique de cet artiste inclassable, et que le cinéma lui fait les yeux doux en diffusant deux de ses courts-métrages à Cannes en 1973, puis 1976, Serge Lutens éprouve un sentiment de lassitude. L’étiquette de « Meilleur maquilleur du monde » que la presse accole à son nom, le précise trop. Il n’a aucune envie de s’enfermer dans un rôle aussi commode, aussi applaudi soit-il. Son ambition est ailleurs. Elle le porte en 1980 à relever un défi de taille : s’engager auprès du groupe de cosmétiques japonais Shiseido - inconnu alors - à les faire connaître sur le plan international. Le Japon le fascine et le Français a tout pour lui : le talent, la renommée. Il va dès lors s’impliquer corps et âme dans cette nouvelle aventure. Dès son arrivée, il met fin à l’habitude des benchmarking de la concurrence et prends personnellement en main les créations de couleurs. La signature maquillage « Shiseido, by Serge Lutens » devient tout au long des années 80 et 90, un must pour les inconditionnels de la beauté. La technicité du groupe et l’obsession de la perfection de Serge Lutens se répondent merveilleusement.
Serge Lutens saura s’en souvenir lorsqu’il créera, sous sa propre marque, dans les années 2000 son Nécessaire de beauté. Un éloge de l’invisible jouant les allers et venues entre l’être et le paraître. Plus qu’une ligne de maquillage, une philosophie du fard pour le fard, contenue dans des boîtiers aussi précieux que des laques japonaises. L’éloge du maquillage tel que le rêvait Baudelaire : l’étoffe d’une femme. Je lui donne chair, je lui donne fard !

1°) Serge Lutens, vous qui rejetez les titres et les étiquettes, vous êtes à l’origine d’un métier qui n’existait pas vraiment jusqu’alors : make-up artist...Est-ce une définition dans laquelle vous vous reconnaissez ?
(05 :51) Non, mais Mishima se reconnaissait-il dans Confession d'un masque ? Je crois que ça correspond beaucoup plus à ça. J’avance masqué, et en fait, ce que j’ai fait dans l’image, ce que j’ai construit avec l’image, n’appartient pas au maquillage. C’était la recherche d’une image, d’une image parfaite si vous voulez. D’une image qui permettait de faire face. Donc en fait, c’est un masque, mais un masque splendide. Comme le Nô justement si vous voulez, c’est-à-dire ces personnages qui avancent, où chaque mouvement est étudié, chaque mouvement de pied, chaque mouvement de main est un sens si vous voulez. C’est une invention totale. C’est une femme inventée, c’est-à-dire qu’en fait ses mouvements, ses gestes, elle ne peut pas se tromper. Elle doit appartenir à la beauté, totalement. Et la beauté ne peut être que codée. (06 :59) Dans le cadre d’une faute. C’est-à-dire que je suis son défenseur, je suis ampli d’elle. Je ne suis plus ni garçon, ni fille, je suis les deux. Je suis son mousquetaire et je suis en même temps celui qui a l’épaule brûlée, c’est-à-dire qu’en fait il n’y a pas de différence. Tout ça s’intègre de la même façon. Elle et moi, il n’y a plus de différence au moment de l’image, au moment de la création.

2°) Durant toutes les époques que vous avez traversées, vous rejetez systématiquement les cahiers de tendances, les benchmarks. Pour quelle raison ?
(07 :33) Parce que je les ai toujours inventés, qu’on m’a toujours copié. Et on m’a suivi, alors que moi je n’ai rien fait, je n’ai pas appris de métier d’abord. Il n’y avait aucun métier chez moi, aucune volonté de métier. Au départ je voulais être acteur, mais vous savez on était dans les années 50, c’était en 1956, et je n’ai pas choisi d’être maquilleur ou coiffeur, ou n’importe quoi. Ça s’est placé comme ça. Mon père m’a dit – à l’époque on obéissait – ça paraitrait fou aujourd’hui d’obéir à qui que ce soit, mais c’était comme ça. J’ai suivi, j’ai fait ce qu’il fallait faire. Quand Dieu veut vous punir, il réalise vos désirs. Je voulais être acteur, je ne l’ai pas été. Donc en fait c’était beaucoup mieux comme ça, vous voyez ce que je veux dire. Ce qui s’est passé s’est passé comme ça devait se passer. Le doigt de Dieu.

3°) Lorsque vous quittez Dior, vous expliquez concevoir une aversion pour le maquillage au point que vous deviez sans cesse vous laver les mains !
(08 :34) Oui, comme Lady MacBeth et le sang. On voulait se servir de moi à travers un métier, à travers une profession. Or je ne professais pas ça. Le maquillage a commencé à me dégoûter, quand, justement, pour lui-même. C’est-à-dire à partir du moment où on a voulu me faire fonctionner pour lui-même. Et non pas pour la beauté, et non pas pour une femme. Ou pour ce que je voulais dire de cette femme, de cette faute. Parce qu’elles sont confondables. Je ne voulais pas, en tout cas, que ce soit assimilé à un métier. D’ailleurs je vous dis, je n’ai rien appris. Rien du tout. Rien. Tout ce que j’ai fait, c’est personnel. Je ne dirais pas que j’étais autodidacte, j’étais guidé, j’étais mené. Mon école, c’est le destin, c’est rien d’autre.

4°) La signature d’un fard Serge Lutens, c’est quoi ? Qu’est ce qui se cache derrière le fameux « by Serge Lutens » ?
(09 :37) Vous savez Serge Lutens ce n’est qu’une appellation, c’est mon nom de naissance, c’est tout. Il n’y a rien qui se cache derrière ça, c’est tel quel. Pourquoi j’ai fait tout cela, qu’est-ce que c’était ? En fait je pourrais assimiler ça en effet à Confession d’un masque. Ce que je fais aujourd’hui, c’est un petit peu ça. Elle est belle cette femme, elle n’est belle pas simplement par le fard, elle est belle par tout un exercice. La règle des gestes, comment on règle un geste. Comme c’est beau là, et comment c’est pas beau là. Je l’ai vu très souvent, c’est des opérateurs si vous voulez. Qui avaient de l’œil, ou qui n’en avaient aucun. Ils ne voient pas. Certains voient, parce qu’ils se laissent aller à voir. Et d’autres veulent contrôler, donc ils ne voient plus rien. C’est toujours pareil. Si vous vous laissez glisser, si vous vous laisser mener, vous créez. (10 :38) Si vous voulez mener, c’est-à-dire que vous devez mener obligatoirement, vous devez diriger. Mais diriger en étant dirigé vous-même. Vous laissez parler la beauté. Vous n’essayez pas de la contrôler, vous la laissez parler. Vous faites avec des gestes, vous modelez, un modèle se modèle. Justement, c’est très clair. C’est un modelage, et vous devez lui inculquer ses mouvements, ses gestes, sa respiration. Il faut qu’elle comprenne. Le maquillage n’est rien s’il était désassocié de l’image il ne m’intéresse pas. C’est l’image qui m’intéresse. Le maquillage en soi ne m’intéresse pas du tout. D’ailleurs pas plus que le parfum. Le parfum, je vous dis, s’il ne me conduisait pas aux mots, il ne m’intéresserait pas non plus. Ce sont des conducteurs, ils vous mènent. Ils tracent, ils vous mènent quelque part. Confession d’un masque, je reprends.

LES ANNÉES SHISEIDOLES ANNÉES SHISEIDO

Il saura s’en souvenir quelques années plus tard en 1980, lorsqu’il signe avec Shiseido une collaboration qui permettra à ce groupe de cosmétiques japonais, jusqu’alors inconnu sur la scène internationale, d’imposer une identité visuelle si puissante, qu’il deviendra l’un des acteurs mondiaux du marché dans les années 80 et 90.

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Podcast

La révolution japonaise

Révélation ou écho de sa propre psyché ? Serge Lutens nous faire découvrir les mystères et richesses du fameux empire des signes.

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La révolution japonaise

C’est au cours d’un long périple le menant en Asie dans le cadre de ses activités pour Dior, en 1971, que Serge Lutens fait connaissance avec un pays dont il ne réalise pourtant pas encore, la portée que ce dernier aura sur son œuvre : Le Japon.  Il faut en convenir : en ce début des années 70, Serge a d’autres préoccupations. Depuis son arrivée à Paris en 1962, en près de 10 ans, le Lillois est devenu une figure incontournable du monde de la mode et de la beauté.  Avec fronde, insolence, et un individualisme assumé, sa créativité explose toutes azimuts, dans le maquillage et la photographie. On aime ou on déteste, pas de demi-mesure ! Aussi, malgré une approche de ce pays par le cinéma au travers de quelques films comme « Le château de l’araignée » d’Akira Kurosawa ou « La femme des sables » d’Hiroshi Teshigahara, ce premier voyage au Japon ne pouvait en aucun cas laissait présumer cette reconnaissance mutuelle entre deux entités si différentes.

Si l’équipe de travail de Dior qui l’accompagne sur ce voyage est épuisée par le décalage horaire, Lutens ne semble lui, pas même s’en apercevoir. Envoûté par cette nouvelle culture qu’il découvre, son énergie est décuplée par sa curiosité qui le pousse à explorer des horizons jusqu’ici ignorés, comme le théâtre Nô et le Kabuki. Lors d’une séance photo organisée par un magazine japonais, il fait ainsi la connaissance de l’acteur suprême de cet art, Bando Tamasaburo, ou plutôt du personnage féminin de kabuki que celui-ci incarne spécialement pour la photo.

« Aucune femme ne pouvait être autant femme que ce qu’il en a fait ! C’est incomparable, il ne s’agit pas d’un travestissement mais d’un passage du garçon dans un rêve de femme. La magie est féminine mais c’est le garçon qui la fait œuvre d’art. »

Pour la première fois, le jeune homme voit ses obsessions résonner au sein d’un pays et d’une culture situés à des milliers de kilomètres de son univers. L’étonnement va plus loin :

« Je retrouvais une part de moi-même tant ce pays rendait évident, mon goût de l’achevé, de l’abouti. Une part de la beauté japonaise est certainement due à l’instabilité du sol. Il peut non seulement trembler sous les pieds mais, se dérober. Rien de ce qui appartient à l’improvisation ne doit donc être abandonné. Tout est cerné, sous contrôle. L’hiver, les arbres sont pansés et, lorsqu’on les dévêt au printemps, des tuteurs dirigent leurs branches vers l’idéal, les mets eux-mêmes sont disciplinés, les fleurs se piquent car, aucun désordre n’est admis dans les vases. La nature, la saveur, la mort ainsi que la beauté sont codées. Savoir se dominer, ne plus être victime de l’imprévisible ».

Certains caractères plus ou moins poreux absorbent plus que d’autres. Serge Lutens est un de ceux-là et se sent même, par mimétisme, lors de ce voyage, devenir Japonais !

Est-ce la fascination qu’il éprouve pour ce pays, qui le pousse à quitter Dior pour signer en 1980 un nouveau partenariat avec le groupe de cosmétiques Shiseido ? Difficile d’en être certain. Une chose est sûre cependant : une partie de son être s’est irrémédiablement reconnue et un véritable dialogue va désormais s’amorcer entre le Français et l’archipel. Dialogue riche, constitué d’admiration et de respect car si Serge Lutens ne parle pas un mot de Japonais, il sait se faire comprendre des centaines de salariés du groupe avec qui il collabore désormais durant ces années 80. Et Inversement ! Lutens a pour lui quelques arguments de poids : véritable stakhanoviste, il peut rester des heures et des heures au studio à régler un maquillage, une tenue, un décor pour une prise de vue , exténuant souvent, parmi les plus coriaces de ses collaborateurs. Adepte d’une vision aboutiste, il ne peut supporter la moindre imperfection et n’hésite pas à faire refaire dix fois une mise en page, un pack, une couleur...Les employés de Shiseido sont subjugués : ils ont trouvé plus obsessionnel qu’eux. Mais les résultats sont là ! Le Français leur avait promis la renommée. Il leur apporte sur un plateau d’argent. Lutens est applaudi, fêté. On l’admire pour son talent, son exigence, sa non compromission au service d’un absolu, d’un idéal auquel est encore fondamentalement attaché le Japon. Une éthique proche de celle des Samouraïs qui scellera le destin de Lutens et Shiseido pendant près de 20 ans.

 

1°) Serge Lutens, votre nom a tellement été associé à Shiseido, qu’on associe souvent votre découverte du Japon à cette période où vous avez travaillé pour eux. Pourtant, votre premier voyage remonte quasiment 10 ans avant...

(05 :16) Je rencontre le Japon en 1971, c’est donc dans la même période, parce que c’est en 1968 disons que je rencontre le Maroc. Et en 1971, je rencontre le Japon. C’est un choc. Un choc parce que le Japon est encore intact. Voyager à l’époque, c’est assez extraordinaire de le dire, mais on découvrait. Il y avait très peu de tourisme. Le tourisme n’était pas du tout encore une espère ce phénomène de masse comme il l’est aujourd’hui si vous voulez. Les gens ne se déplaçaient pas de la même façon, et rencontrer le Japon c’était extraordinaire. J’ai tout de suite été pris en main par une amie, décédée aujourd’hui, qui s’appelait Peco, Peco Fujimoto, une fille extraordinaire qui passait ses voitures de sport à la toile émeri pour retrouver la couleur du métal. Elle roulait à toute vitesse. Amie d’écrivains, d’artistes… Donc j’étais placé tout de suite dans un monde extrêmement stimulant, et on s’est extrêmement bien entendus. C’est elle qui m’a fait un peu connaitre le premier Japon et l’enthousiasme japonais. Aussi cet espèce… Ce qui me plait au Japon si vous voulez c’est cet aboutissement, ce sont des gens qui aboutissent quelque chose, c’est-à-dire ils vont jusqu’au bout. Ce sont des kamikazes. J’aime ça. J’aime les gens qui vont jusqu’au bout de quelque chose. Jusqu’à la mort. Comme le livre qui s’appelle « Hagakure » je crois, qui est le livre du seppuku, c’est-à-dire la mort volontaire, c’est-à-dire la mort noble. Dans ce cas-là, la vie n’est plus un échec, parce que vous la quittez volontairement, c’est quelque chose de très beau dans l’image. (07 :03) Dans l’artisanat, dans la façon de fonctionner japonaise, parce que vous savez, on ne rencontre pas un pays quelque part, on l’a déjà en soi. La part de Japon, la part de Maroc, qui est très différente – encore que dans les deux cas les gens se déchaussent pour entrer chez vous – il y a une courtoisie invisible qui a fait que ces deux pays dans ma tête se sont accordés et se sont raccordés. C’est ça qui est extraordinaire. Cet artisanat japonais, qui demande, qui implique si vous voulez une telle perfection, qu’on peut dire que c’est la mort. Mais une mort magnifique, c’est-à-dire en fait si vous voulez le plus beau travail que bois que j’ai vu, le plus précis, travail de bois sans clou, sans assemblage, autre que le temps de l’hiver qui resserre les bois et celui de l’été qui les relâche. Les assemblages qui étaient faits à Nara, c’est-à-dire une des plus belles cités du Japon avec Kyoto, c’est éblouissant. Très, très grand architecte. Mais dans un angle très différent. Et je peux vous dire que quelque part, même la maison que j’ai faite au Maroc, a reçu des ordres du Japon exactement. C’est-à-dire en fait cette idée de perfection, cette idée de choses qui ne se terminent pas, cette idée de ne pas livrer les choses aux yeux du monde ou aux yeux des gens, c’est aussi très japonais. (08 :34) C’est-à-dire en fait aller jusqu’au bout de quelque chose. Au Maroc c’est une joie, au Japon c’est presque une punition. Mais une punition magnifique. Une punition qui vous mène, mais par les deux côtés, donc vous voyez toujours je suis des deux côtés. Je suis mon propre juge et je suis mon propre coupable en même temps. J’ai besoin de ces deux éléments.

2°) Est-ce le souvenir de ce voyage qui a fait naître en vous le désir de collaborer par la suite avec une société japonaise ?

(09 :03) Non. Non, tout est un accident. Vous savez la vie est une succession de choses, j’ai connu tellement de choses. Travailler pendant 14 ans pour Dior, j’ai même créé leur maquillage, qui n’existait pour ainsi dire pas, il n’y avait que des rouges à lèvres. Je me suis retrouvé dans des métiers que je n’ai jamais appris : je n’ai pas appris le maquillage, je n’ai pas appris tout ça. Je n’ai pas appris la photographie non plus. Je l’ai fait, et comme je l’aimais, et comme je savais la façon dont je voulais regarder. La façon dont vous voulez regarder, dont vous voulez entendre, dont vous voulez voir c’est ça qui compte. Le reste vient après si vous voulez. Vous voyez, je reprends toujours ce film de Nureyev, on lui reproche de ne pas danser comme à Leningrad en fait. Vous ne respectez pas totalement les règles. Il dit lui-même « j’ai beaucoup appris du féminin, j’ai beaucoup appris des femmes ». C’est-à-dire qu’il s’est libéré le corps par les femmes, c’est-à-dire en fait si vous voulez, son corps s’est libéré de cette espèce de rigidité technique. La technique c’est la mort, si on lui obéit trop. Il faut les deux. Il faut savoir, et il faut aussi, encore une fois, détruire.

3°) On comprend qu’il y a eu une véritable rencontre entre le Japon et vous dans ces années. Cette rencontre serait-elle encore possible aujourd’hui ? Le Japon résonne-t-il toujours autant pour vous ?

(10 :33) Le Japon, je vous l’ai dit, il était déjà en moi. Et le Maroc, identique. Et la France, et sa haute couture de l’époque, c’est-à-dire cette chose que je considérais presque comme une religion, de la femme, de la beauté, de l’exigence, n’existe plus. Mais il existe en moi. C’est l’essentiel. Il n’y a pas de passéisme là-dedans, il n’y a pas de nostalgie. Il y a quelque chose qui a existé, qui était très, très beau. Si vous voulez, le comble de la haute couture ce n’est pas donné par la haute couture elle-même, c’est donné par des attitudes de femmes, par leurs exigences. J’ai travaillé pour Dior, comme je vous l’ai dit, et si vous voyez Les Dames du Bois de Boulogne par exemple, de Robert Bresson avec ce dialogue de Cocteau, vous voyez ce qui était là, une certaine classe sociale. Cocteau a écrit ces dialogues avec l’aide de Bresson et ils ont composé ce chef d’œuvre poétique qui est l’histoire d’une femme qui se venge. Une femme qui se venge, ça ne vous dit rien ? Je suis l’incarnation de la vengeance d’une femme. Donc c’est ça aussi, ce film m’a plu pour ça.

4°) Vous avez dit un jour : « Le Japon contient la passion, la retient, la torture. C’est un peuple d’horloges qui rêveraient d’être folles mais qui, toujours, seraient à l’heure ». Que vouliez-vous dire par là ?

(11 :57) À votre avis, rien d’autre. C’est-à-dire que si je voulais, il faut être… C’est une sorte de discipline, si vous voulez, permanente. C’est la rigueur, c’est l’attachement à la tâche, c’est l’obéissance au travail. Le Maroc, c’est tout à fait différent. Ces deux axes m’étaient nécessaires, comme d’habitude une énorme contradiction vivante.

5°) Votre collaboration directe sur l’image avec Shiseido est aujourd’hui révolue. Le Japon vous manque-t-il ? Comment vit-il encore en vous ?

(12 :33) La même façon, c’est-à-dire quelque chose qui s’aboutit, qui va, qui nous porte, qui nous conduit vers une sorte de perfection de… L’idée de perfection est très différente chez chacun si vous voulez, et on ne peut pas la quantifier. On ne peut pas non plus en faire une règle générale. L’idée de la perfection, c’est s’il n’y a pas d’amour dans la perfection, il n’y a rien. S’il n’y a pas un amour quelque part qui existe, qui cohabite avec vous, qui se fond en vous, s’il n’est pas là, ce n’est pas la peine.

 

 

MARRAKECH,L’ÉVEIL DES SENSMARRAKECH,L’ÉVEIL DES SENS

Si ce premier parfum marque les années 80, c’est par la création de « Féminité du bois » et de la boutique du Palais Royal en 1992 - au décor onirique – que Serge Lutens affirme sa première révolution olfactive dans le domaine du parfum. Profondément marqué par la découverte du Maroc et plus particulièrement de Marrakech (ville dans laquelle il a acquis en 1974 une ancienne demeure au cœur de la médina), Serge Lutens a fait de ce pays le berceau de sa parfumerie. Cires, bois de cèdre, fleurs d’oranger..., Marrakech lui inspire ses premiers parfums : « Ambre sultan », « Cuir mauresque », « Chergui »... Devenus incontournables, ils écrivent une nouvelle page dans l’histoire des essences. Suite logique en 2000, Serge Lutens crée la marque qui porte aujourd’hui son nom et impose un style sans concession. Parfums, fards, ses expressions en ce domaine se croisent entre une distribution pointue et sélective et celle plus confidentielle de son réseau de boutiques.

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Le choc marocain

Le Maroc, point de départ de la révélation du parfum et de sa puissance émotionnelle, est également une terre de cœur pour Serge Lutens qu’il n’a plus jamais quittée. L’homme du Nord revient ici sur la magie de cette rencontre spirituelle, humaine et créative.

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Le choc marocain

Une sorte de rêve, en fait.

En 1968, Serge Lutens – qui vient de signer son premier accord avec la Maison Dior - pose pour la première fois les pieds sur le sol marocain. Le voyage s’est fait par bateau depuis Marseille, de façon presque fortuite. La traversée de trois jours, éprouvante pour le jeune homme de 25 ans s’achève sous une pluie battante à Casablanca. Déprimé par cette arrivée et le spectacle des gens trempés sous leurs djellabas, Serge est sur le point de rebrousser chemin, quand mû par le Destin, il se décide finalement de pousser sa chance vers le Sud.

Seul, petites lunettes d’aviateur vissées sur le nez et blouson en mouton retourné, sur sa moto Norton, Serge a pris la direction de Marrakech. Quelques heures plus tard, la ville se révèle alors à lui du haut de ses petites collines violettes qu’on appelle là-bas ‘les djbelettes’ :

« A mon arrivée, l’air était tellement pur qu’il me traversait telle une vibration. L’Atlas au lointain en tremblait presque. La terre naturellement rouge de Marrakech était accusée par les pluies récentes ; le vert fusant sur les plaines ajoutait à ce contraste une violence inouïe ».

Pendant trois mois, l’homme du Nord qui n’aime rien tant que les ombres va faire connaissance avec cette vieille ville de lumière et de poussière. Le choc est au rendez-vous. Serge, d’habitude si solitaire se sent bien au milieu de la foule, de ces gens, aux visages finalement pas si différents du sien. Petit, à Lille, sa ville natale, dans les années 50 lors de la guerre d’Algérie, on l’a souvent assimilé avec les immigrés maghrébins de la région. Son physique qui n’avait jusqu’ici jamais été source de questions en est devenue une avec le temps. Mais ici, pas de question ! Il est accueilli, comme bercé par le remous de la foule dans les souks.

Couleurs, odeurs... un par un, ses sens jusqu’alors comme engourdis se réveillent dont l’odorat, happé dès le premier jour de son arrivée par l’odeur des fleurs d’oranger qu’un groupe de femmes est en train de recueillir, après les avoir fait tomber des arbres – sur de grands draps blancs ; mais aussi la senteur du cèdre qui le hèle lors de ses promenades près des échoppes des menuisiers. Serge en est persuadé : un jour, il fera un parfum et il l’appellera « Cèdre »...

Les jours et les semaines se passent dans l’euphorie de la découverte. Serge Lutens a élu domicile à la Mamounia, un palace au charme désuet en cette fin des années 60, qui a pourtant accueilli avant la deuxième guerre mondiale, les plus grands noms de la politique, du cinéma et de la chanson : Churchill, Marlène Dietrich, Joséphine Baker... Les uniformes des serveurs sont élimés aux manches et certains tapis laissent entrevoir leur trame mais Serge ne semble pas même le remarquer, tout l’enchante !

Ce voyage qui devait durer quelques jours s’éternise. Dior peut bien attendre encore quelques semaines la livraison de sa ligne de maquillage ! Serge a décidé de reprendre la route et d’explorer le sud. La côte, la mer, le littoral, très peu pour lui ! La sécheresse et l’aridité des terres l’attirent. En quelques semaines, traversant l’Atlas, il visite Zagora, Goulimine, Tiznit et quelques oasis perdus dans le désert... A défaut d’impressionner la pellicule de son appareil photo qu’il n’a pas emporté avec lui durant ce voyage, les paysages s’impriment dans sa mémoire. La route est sinueuse et ne peut laisser bien souvent passer qu’un seul véhicule. Serge qui conduit très mal et a eu son permis de conduire sur un coup de chance se fait parfois peur en longeant de vertigineux ravins. Mais dès qu’arrivé dans les villages, les gens qui viennent l’entourer, lui parler, lui font tout oublier.

 Le Maroc est décidément une fête. Il se l’est promis : il reviendra !

 

1°) Serge Lutens, plus de 50 ans se sont écoulés depuis votre premier voyage au Maroc et pourtant, vos souvenirs sont restés très vivaces. Pourquoi le Maroc vous a-t-il marqué à ce point ?

(05:25) Un accident. Je venais de signer un contrat avec Dior et j’avais de l’argent. Je n’en avais pas eu depuis très longtemps, donc j’avais qu’une envie, c’est de le dépenser. Je suis venu, si vous voulez… je suis descendu vers le sud, ce que font tous les gens du nord. Et je suis arrivé à Marseille, c’était le soir, j’ai dîné dans un restaurant du Vieux Port et j’étais un petit peu joyeux, seul. Et je me suis promené comme on le fait autour de l’eau, disons le périmètre du port. Et puis j’avais envie de parler, comme ça arrive très souvent quand on est seul, avec n’importe qui. Point. Il y avait quelqu’un, accoudé à un bastingage d’un navire, et j’ai posé la question « vous allez où ? ». Il me dit « Au Maroc ». Je dis « Oh oui c’est très bien », on a parlé, « ça fait longtemps que j’ai envie d’aller là-bas mais bon, peut-être plus tard. Il reste des places sur votre navire ? » Il dit « On a eu deux défections ». Voilà ça s’est fait comme ça. Je suis arrivé à Casablanca, il pleuvait des cordes, il faisait froid, c’était terrible, et j’ai dit « qu’est-ce que je suis venu faire ici, tu es fou ».

(06:49) J’ai pris cette moto, je suis parti. Toute la route était glaciale, sous la pluie. Et le Maroc est à la fois en attente, il y a un comme un moment d’attente sous la pluie. C’est-à-dire que les gens sont heureux qu’il pleuve, mais moi non évidement. Et cette route était… Je me disais « où je vais arriver » parce que je n’allais pas à Marrakech non plus, j’ai pris n’importe quelle route. Je me suis retrouvé donc en haut des Jbilet, des petites montagnes, des petites collines en fait, autour de Marrakech, violettes, en plongeant les yeux sur Marrakech. Et je suis descendu, tout à coup les nuages se sont écartés, le ciel est devenu d’un bleu pur comme un éther. Et je suis descendu dans cette ville grouillante, une sorte de rêve en fait. Au départ je devais rester une semaine, mais j’y suis resté trois mois. Je suis arrivé en février au Maroc et je suis rentré en mai en France. Et je ne vous dis pas ce qu’était mai puisqu’on était en 68 et tout le monde sait ce qu’il s’est passé en mai 68. Donc c’était un très long séjour de vacances et de réflexion. Autant au Maroc, autant qu’en France. Voilà.

2°) Vous avez dit un jour : « la lumière est un éther et les ombres sont portées avec une telle noirceur qu’elles font de ce pays des émotions en angles ; ainsi, sans le savoir, le Maroc est un cubiste ». Vous parlez du Maroc comme on le fait rarement, en en révélant les aspects cachés, ce qu’on n’y voit pas d’habitude. D’où vient ce regard et pourquoi s’est-il attaché particulièrement au Maroc ?

(08:50) Particulièrement Marrakech, parce que c’est là que j’ai vécu en fait au Maroc. J’ai visité le sud, je suis allé beaucoup plus loin comme vous l’avez dit vous-même tout à l’heure, mais en fait, c’est surtout Marrakech. Et en effet les ombres sont plaquées au sol, il y a ce côté très dessiné, très… Les émotions sont en angle aussi au Maroc. On reçoit les choses très fort. Peut-être parce que l’occident les a endormies, les a assouplies, les a amollies. Et venir ici, c’était traverser des sourires, traverser quelque chose que je ne connaissais pas. Qui était trop lointain, que j’avais oublié quelque part, si vous voulez. C’était surtout ça.

(9:38) Le Maroc, c’était, je peux vous dire, je crois que c’était une rencontre avec, comme le Japon, comme toutes les autres rencontres, avec moi-même. C’était pas simplement, je peins un exote, je n’ai pas le goût de l’exotisme, c’est pas ça. Je n’aime pas voyager, je trouve qu’il y a trop de valises, trop compliqué, il faut passer des douanes, des contrôles, ça m’ennuie horriblement. C’est une chance. Je fais très, très peu de voyages, et chaque fois que j’en ai fait, c’était pour des firmes ou des choses comme ça. En général je bougeais très peu de ma chambre, je faisais un petit tour dans le quartier et je rentrais immédiatement. Non là, le Maroc c’est une rencontre. Le Japon c’est une rencontre. Mais c’est une rencontre avec moi-même plus qu’avec le pays lui-même si vous voulez. Je l’ai vécu, j’ai appris beaucoup de choses ici, comme au Japon, c’est complémentaire. Mais aussi en France avec la haute couture, et ces trois éléments se sont tissés, tramés. C’est ça qui s’est passé. Voilà. Je ne peux pas vous dire exactement ce qu’il a révélé, en tout cas le parfum c’est clair, mais aussi une façon d’être, aussi une façon de penser. Une façon de me perdre aussi. C’était aussi ça, le Maroc. Une façon de me perdre.

3°) Enfant, vous l’avez dit, votre physique est celui d’un petit Maghrébin. Est-ce que le choix de ce voyage au Maroc est vraiment fortuit ou le voyez-vous comme un retour aux origines ?

(11:11) Là je ne peux pas vous répondre, c’est très difficile. Vous me posez une question que je ne sais pas, parce que je ne me vois plus… Si vous voulez cet enfant, enfance, c’était ce visage en effet. On était pendant la guerre d’Algérie, je n’en avais pas conscience de visage, de ce que j’étais. C’est vrai j’avais les cheveux très bouclés, j’avais une tête de petit Maghrébin, c’est vrai, on me l’a dit. On me le disait. Et ça s’est passé un peu comme ça si vous voulez, c’est-à-dire qu’en fait, ça se passe toujours par un choc. Quelqu’un est venu vers moi, si vous voulez, vers le… je devais avoir 8 ans, 9 ans. Et j’étais dans un square, assis sur un banc. Et un homme vient, je le vois très grand, très, très grand, très imposant, très large. Et il vient vers moi et me dit « Fous le camp sale bicot ». La première fois que j’entendais ça et je ne savais même pas si ça s’adressait à moi directement. Et à ce moment-là elle lève les enfants du square, qui me poursuivent avec des cailloux. J’ai couru, jusqu’à chez moi, ce n’est pas très loin, et en rentrant je me suis regardé dans la glace. Et on m’a souvent demandé « qu’est-ce que vous avez pensé ? ». Rien. Rien du tout. Je me souviens d’avoir pensé rien. Mais d’avoir regardé et d’avoir rencontré ce type qui était, je ne sais pas pourquoi, peut-être il avait perdu un fils pendant la guerre ou je ne sais pas du tout ce qu’il s’est passé. Néanmoins sa réaction était violente et la mienne aussi. Il y a eu des suites, mais des suites inconscientes. Beaucoup plus que conscientes. Et voilà, peut-être c’est aussi grâce à lui, grâce à son injure, qui renforçait encore mon intégration dans la société. Donc en fait voilà, tout ça c’est… Merci beaucoup, merci. Grâce à lui pour finir, j’ai connu le Maroc. Merci. Vous voyez qu’une insulte a la même efficacité quelques fois qu’une caresse.

4°) Le Maroc est à l’origine de la naissance de beaucoup de vos parfums. Sans ce voyage, vos parfums n’existeraient pas ?

(13:29) Oui ça c’est certain. C’est le réveil du sens olfactif, si ce n’est que ce sens-là. Mais il y a eu beaucoup de sens qui se sont… Un désordre, le désordre des sens. Le désordre des sens a repris une sorte de construction. J’étais dans un grand désordre et je crois que le Maroc a remis de l’ordre. C’est-à-dire, tout à coup, regarder qu’est-ce que c’est la rencontre des odeurs, si ce n’est… Parce qu’au Maroc c’est un peu ça si vous voulez, un petit peu, d’habitude normalement sont les yeux, un enfant d’abord voit, se dirige vers ce qu’il a vu. Le saisit, c’est le deuxième sens, et le porte à la bouche, le porte au nez, et si ça lui plait, il le mange. Et là il le recrache ou il l’avale. Et donc en fait, c’est un petit peu différent au Maroc, parce que j’ai l’impression que le parfum arrivait avant la vue. C’est-à-dire qu’il se présentait avant la vue. Et donc c’est lui qui portait le regard. C’était tellement présent, donc c’était un petit peu un inversement des sens, si vous voulez.

5°) Vous résidez au Maroc depuis des décennies, vous considérez-vous plutôt aujourd’hui comme Français ou Marocain ?

D’abord je ne suis pas Marocain, ça c’est un fait, je suis toujours Français. Bien sûr je suis né, ce sont les sept premières années si vous voulez. Si j’ai trouvé ici quelque chose, quelque chose qui renforce ma position dans ma vie, ou qui m’a appris beaucoup, n’a rien à voir avec ces sept premières années. Évidemment comme je vous l’ai dit, c’est là où on est né, même si on voudrait naitre ailleurs, ça n’existe pas cette histoire. C’est comme ça, vous êtes là, vous êtes… Non, pas comme Français, d’abord, oui Français par la langue, Français par l’éducation, mais pour le reste, non. Complètement hors monde. Immonde.

LA FONDATION SERGE LUTENSLA FONDATION SERGE LUTENS

En 2007, Serge Lutens est nommé « Commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres ». Honoré par de nombreuses récompenses saluant son talent protéiforme, Serge Lutens crée en 2014 la Fondation Serge Lutens. Ayant pour siège la demeure acquise en 1974, dans le cœur historique de la Médina de Marrakech, cet espace muséal de plus de 3000 m2 constitue aujourd’hui le témoignage vivace d’un artiste hors-normes en perpétuelle évolution.

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La fondation

Serge Lutens ouvre les portes de sa Fondation pour évoquer les origines, le présent et l’avenir de cette demeure mythique : un refuge et un hommage rendu à des siècles d’artisanat marocain.

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La fondation

Après un premier voyage initiatique qui lui révéla le Maroc en 1968, suivi de nombreux séjours qui lui firent découvrir les splendeurs de ce pays, Serge Lutens décide en 1974 d’y acquérir une maison. A distance de la France, peut-être pourra-t-il s’y reconstruire ? Il faut dire qu’à cette époque, le Directeur artistique de la beauté Dior traverse une période personnelle assez sombre. Longtemps présenté comme l’homme à qui l’on confie des « cartes blanches », et malgré le succès que ses créations de maquillage et campagnes publicitaires rencontrent, Serge sent bien que rien n’est acquis : chaque image qu’il propose, chaque apparition de sa femme blanche, provoque des luttes incessantes entre les partisans de la rupture avec les formes conventionnelles de la beauté et ceux qui souhaiteraient au contraire rassurer la clientèle de la Maison. L’homme du Nord sait malgré tout imposer ses choix mais le paye cher !

C’est dans un état dépressif qu’il arrive donc à Marrakech, sa ville de hasard puis de coeur. Pendant ce séjour, je visitais un nombre de maisons que je ne peux retenir aujourd’hui. Probablement de l’ordre de trois ou quatre par jour et ceci pendant un mois. C’est seulement trois jours avant mon départ que la main d’un vieil homme accrocha mon bras. En le tirant, il me dit : « Viens, je sais ce que tu cherches ».

Le vieillard ne s’était pas trompé : Serge Lutens est ébloui. La ruine située en plein cœur de la Médina a un charme fou. Des serpents nichent dans le cyprès trônant au centre du patio. Tout est à l’abandon mais Serge ne semble pas s’en effrayer et entreprend sa reconstruction. La sienne et celle de la maison confondus. Leur sort est désormais lié.

Afin de s’y installer, Lutens s’attelle immédiatement aux travaux. Les coups de pioches, de marteaux, de burins martellent désormais son quotidien, mais loin de l’affecter, ces bruits le réjouissent car ils témoignent de l’avancée du chantier. Par une somme de documentation fabuleuse assemblée avec patience, Serge Lutens a en effet décidé de reprendre partie après partie, ce qui s’attache au Maghreb médiéval mais aussi au Maroc colonial du XXème siècle ; Avec le savoir-faire des maâlems, les maîtres artisans, recrutés à Marrakech, Meknès ou Fès, Le Français invente bientôt un passé encore plus vrai que l’originel. Des puits, des silos, des galeries sur des centaines de mètres sont exhumés. Jusque 500 artisans travaillent sur le site. La maison est un véritable labyrinthe où paradoxalement Lutens se sent de moins en moins chez lui. Le roman de pierre, de chaux et de bois qu’il est train d’écrire au sein de la vieille ville de Marrakech le chasse progressivement. Idéale, la maison n’est plus faite pour lui mais a pris possession de son être, l’a rendu esclave. Elle l’habite, le hante. Pour elle, rien de trop beau. Une fois  les veines du bois de la maison pénétrées de ses obsessions, Serge Lutens en dessine chaque pièce, chaque meuble. Ses dessins sont transmis aux artisans de la ville et il n’est pas rare que des années après, l’on trouve encore dans le souk, des copies des pièces qu’il a imaginées.

Les années s’écoulant, une vingtaine de petits riads (comme les nomment les Européens) sont acquis. Comme un organisme vivant, la maison de Lutens s’étend aujourd’hui sur plus de 5000 mètres carrés. Dans l’attente de l’impossible, Serge Lutens n’a de cesse de l’affirmer. Plus le défaut recule, plus il s’acharne à en chercher d’autres. L’odeur du lieu est imprégnée du cèdre émanant des plafonds sculptés, des senteurs de jasmin embaumant les patios ou de l’ambiance plus mystique provenant du papier des livres anciens de la bibliothèque. Le parfum d’une vie !

Pendant des décennies, Serge Lutens exilé dans un parfait contraire de cette entité - un refuge situé à une dizaine de kilomètres de la ville - a tenu au secret sa maison de la médina. Hormis les Marocains, nulle personne de son entourage n’y avait accès, renforçant malgré lui, son caractère mythique. Il se racontait dans les taxis de la ville ou chez les marchands du souks qu’un homme avait construit à Marrakech, dans la médina « la plus belle maison du monde »...

Jusqu’à ce que Serge Lutens décide un jour d’entrouvrir les portes de cette demeure et que l’on découvre que la réalité dépassait le rêve...

 

1°) Serge Lutens, je ne sais s’il faut vous demander pour quelle raison avoir gardé cette maison loin des regards pendant des années, ou si au contraire, il faut vous questionner sur les raisons qui vous ont poussé à en faire aujourd’hui une Fondation et accepter de l’ouvrir aux visites (puisque la Maison se visite aujourd’hui dans le cadre d’un partenariat exclusif avec l’hôtel du Royal Mansour) ?

(06 :05) On me l’a proposé, c’est tout. Ça a été proposé, moi je n’aurais jamais bougé. Ce serait resté, elle serait restée fermée, sûrement en me disant : « c’est pas parfait, je peux pas l’ouvrir. C’est pas bien, ça ne suffit pas, c’est pas ça. » Vous savez, il y a toujours aussi une chose, c’est que, c’est l’enfance. Moi je suis né dans une période, je suis né en 1942, donc aux environs des lois sur l’adultère de Vichy. Je suis fils naturel, au départ, mon père me reconnait 3 ans après, mais au départ, je suis né de père inconnu, disons. Et donc c’est une histoire, quelque part si vous voulez, j’ai été marqué par la culpabilité de ma mère, quelque part. La faute. La faute. Et cette faute, je dois à la fois la prolonger, donc je suis une faute vivante, et donc incarnée, je suis la faute incarnée, et la réparer. J’ai l’impression que les deux se tricotent. Je le dirais comme ça, parce que si vous voulez, c’est un point à l’envers, un point à l’endroit. C’est le point de mousse, je crois, je ne sais pas comment c’est, comment on appelle ce point en tricot. (07 :23) Voilà, c’est ça. C’est quelque chose comme ça. C’est-à-dire qu’en fait, si vous voulez, tout ça, c’est cette perfection, cette beauté, parce que c’est de la beauté : j’ai travaillé avec des artisans, j’ai rencontré des gens merveilleux, c’est eux qui m’ont appris aussi. Je leur ai montré des choses, des livres, des choses que j’ai été chercher à la bibliothèque nationale, des recherches… des choses… Je voulais le mieux, le plus beau. Je suis toujours quelqu’un qui à la fois, répare et saccage. J’ai l’impression que c’est le principe, chez moi. Vous savez, il y a cet artiste qui s’appelle Raynaud, qui a fait une maison, et d’abord il a dit : « il fallait que je me débarrasse de ma vie avant de commencer cette maison. » Il a divorcé. Il avait des enfants, ils les a quittés, il a quitté sa femme, il a divorcé, il a coupé… coupé sa vie. Il a fait une maison, cette maison avec des petites céramiques de métro, du métro de Paris à l’époque, des métros blancs, donc il n’y avait aucune couleur, c’était d’ailleurs beaucoup plus beau, et beaucoup plus joli, beaucoup plus gai, je dirais que ces couleurs affreuses qu’on fout tout le temps dans les sous-sols. Il en a fait une espèce de bunker, de bunker. C’est-à-dire, de refuge… c’était un refus du monde idéal. Une peur du monde idéal. (08 :47) Et donc il a fermé cet endroit, il a mis des barbelés. Il avait même mis un mirador. Il donnait tellement son intention ! Il a poussé cette maison à l’extrême de la solitude. Après, il l’a arrangée. C’est-à-dire qu’il a mis des textiles superbes, des plantes qui ne demandaient aucune lumière, parce que cette maison était complètement fermée, il y avait des meurtrières. La maison marocaine me plaît, parce qu’elle est ouverte de l’intérieur et fermée de l’extérieur. Elle est, je dirais à l’extérieur, modeste. Même si elle est immensément luxueuse, elle est modeste. On ne voit pas de différence. Elle est dans un tissu social. Encore, je suis toujours dans le tricot, vous voyez. Et l’ouvrir, c’était pas ça. Il fallait qu’elle soit belle. Il fallait qu’elle soit très belle. Mais en fait, si on ne m’avait pas proposé de l’ouvrir, je ne l’aurais jamais ouverte vu qu’elle n’aurait jamais été assez belle. Ça n’existe pas la beauté. C’est une recherche. C’est une religion presque, je dirais. C’est quelque chose, c’est une ascèse. On est dedans. Et vous savez ce qu’a fait Raynaud après avoir construit cette maison ? Il l’a démolie, entièrement, au marteau, au bulldozer. Il l’a fait démolir et il a mis dans des petits seaux d’aluminium toutes les ruines, qu’il a exposées à Venise. C’était incroyable. C’est quelque chose d’extraordinaire, mais je comprends très bien cette démarche. Il est allé jusqu’au bout de quelque chose. Et quand une chose arrive enfin, on n’a plus rien à dire sur elle. Il faut recommencer autrement et autre chose. C’est le système de la vie. C’est à dire, de la mort et de la vie.

 

2°) Vous avez jadis expliqué que cette maison, c’était « la faute en réparation ». Que vouliez-vous dire par là ?

(10 :41) Je me suis expliqué, si vous voulez, dans le premier temps, c’est-à-dire, la faute en réparation, c’est à dire cette faute qui n’est pas la mienne, d’ailleurs j’ai appris cette histoire très tard, vous savez je ne le savais pas enfant, bien que j’ai été séparé de ma mère par cette loi, quelque part, si vous voulez. C’est-à-dire que je savais… Je ne comprenais pas pourquoi j’étais toujours transporté d’une famille à l’autre, qu’on venait me voir vite, qu’on passait en cachette. C’est des tout petits événements, c’est pas triste. C’est quelque chose qui est arrivé dans une vie. Chacun a son histoire, chacun a sa vie. Chacun a quelque chose à vivre. Cette faute, c’est à la fois l’amour, c’est une faute que j’ai réparée. Ma colère est très grande, je suis un homme en colère. On ne crée pas sans colère. Ça n’existe pas. On ne crée pas avec des violons. Non. On s’endort.

 

3°) L’on comprend à un moment que la maison cesse d’en être une pour devenir une espèce d’être vivant auquel vous êtes le seul à avoir accès. Un peu comme vos femmes blanches qui ont peuplé les campagnes publicitaires de Dior, Shiseido... Comment le vivez-vous et quel rapport entretenez-vous avec elle ?

(11 :59) Le rapport avec la beauté, mais c’est toujours la même chose. Je vais vous redire la même chose pendant tout l’interview, pour finir. Je vais toujours parler de cette faute, si vous voulez. Je crois qu’il faut toujours retourner à l’origine. Tout se passe avant sept ans. Les sept années, c’est l’âge de raison. Tout se prépare là. Tout ce que nous sommes. Pas moi, tout le monde. Vous, tout le monde. C’est-à-dire, tout ce qui se prépare. C’est ça, c’est-à-dire tout est là. En dehors de ça, il n’a rien. C’est ces sept années qui vont faire de vous cet adulte, ce monstre, cet amoureux, cet homme perdu, ce suicidaire, ce funambule de la vie, ce danseur étoile, je sais pas. Tout est intéressant. Mais on peut attribuer les choses qu’à l’enfance, si vous voulez. Quelques-uns échappent à ce destin et rentrent dans une société tout à fait convenue. J’ai vu dernièrement un petit film sur Nureyev, cet enfant qui vient vraiment de la plus basse misère de la Russie communiste, à l’époque terrible, et qui arrive… moi je l’ai vu danser au Louvre, dans la cour du Louvre, Nureyev, c’était une merveille. Il avait des ailes dans les pieds, il avait des ailes dans les jambes. Il avait tellement appris du féminin, vous savez, la création, chez un garçon, c’est féminin. La création, chez une fille, c’est masculin. En quoi Dieu, donne à ce moment-là, Dieu est féminin. Voilà, il donne le féminin. Il s’incarne par le féminin. C’est ce que je veux dire.

4°) De nombreux magazines ont consacré des articles à votre maison, qui est souvent évoquée comme une œuvre à part entière, une œuvre majeure. Qu’en pensez-vous ?

(13 :50) Je n’aime pas utiliser les mots « œuvres » et tout ça, parce que j’ai l’impression d’être un manœuvre, justement. Je dirais, c’est une œuvre dans le sens, si vous voulez, l’appeler comme ça bien sûr, j’ai rencontré des artisans et je leur ai donné quelque chose et ils m’ont apporté beaucoup. On ne fait pas quelque chose seul. C’est tout un ensemble de choses, c’est une machine qui se met en route, si vous voulez. C’est une machine.

5°) Nombreuses sont les personnes à se demander ce que cette Fondation deviendra après vous ? Y avez-vous songé ?

(14 :30) Non. Parce que je m’en fous. Parce qu’au fond, après moi, ça s’arrête. Point. La fin du monde, c’est avec moi. Point. Le début de monde, c’est avec moi, et c’est pareil pour tout le monde. Après, ce que les choses deviennent, ma foi… On est heureux de les quitter, aussi, mais on est triste à la fois. C’est-à-dire, il se passera des choses. Mais les choses se perpétuent. C’est-à-dire qu’en fait, si vous voulez, ce qui a été fait se perpétue par d’autres. Une caresse. Un sourire. Une démarche, un geste. Tout ça, c’est une perpétuité. Encore une fois, ça se tricote, si vous voulez. C’est comme une danse. On apprend des pas et ils sont dansés par d’autres. Ou on invente. Mais c’est dansé par tout le monde. Mais on ne sait pas ce qui va se passer. Puis le futur ne m’intéresse pas. L’après, je ne sais pas ce que c’est. Puis de toute façon, ce n’est pas le propos, si vous voulez. De toute façon, ce serait une grimace. Ce serait une grimace, parce que je n’y appartiendrais plus. Ce serait une grimace. Comme un écrivain, on lui fera faire cette grimace, ou cette grimace, ou cette grimace. Je ne vais pas voltairiser, si vous voulez, vous voyez ce que je veux dire. C’est ça, ça devient des espèces d’entités, de monstres. L’homme n’existe plus. Il a laissé quelque chose qui sera grimacé, obligatoirement. Ce n’est pas mon propos. C’est pas mon propos. Je fais ça, parce que c’était nécessaire. Ce qui se passera, j’ai beaucoup de projets, mais en fait, ça veut dire beaucoup, c’est trop. Justement, il n’en faudrait qu’un. C’est ça mon problème. Faire une fondation, si vous voulez, c’est intervenir, quelque part. Être généreux, c’est difficile. Par où commence la générosité, sans qu’elle soit coloniale, si vous voulez, sans qu’elle ait un côté ou un aspect « colonie », à apporter des choses, elle va en tuer beaucoup, elles en ont apporté d’autres. Des choses sont intéressantes. Toujours les rencontres, même les plus terribles, sont intéressantes. Elles sont constructives.

 

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Inspirations littéraires et artistiques

Serge Lutens évoque ici les images, les sons et les mots dont la résonance fait écho à une œuvre personnelle : les inspirations littéraires et cinématographiques ayant marqué son parcours et abreuvé son imaginaire.

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Inspirations littéraires et artistiques

Créateur à part entière, le territoire d’expression de Serge Lutens s’est étendu progressivement avec les années : du maquillage, à la création de décor, costumes, puis à la photographie, en passant par le cinéma, puis le parfum. En plus d’un demi-siècle, l’homme du Nord a inventé un univers à sa démesure et à la hauteur de ses ambitions. Son style est unique et reconnaissable entre mille. Admiré, cité en référence par les plus grands ou tout simplement plagié, on en oublierait presque que lui aussi s’est nourri de références culturelles.

A commencer peut être par la plus inattendue d’entre elle... Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, à l’âge de 6, 7 ans, Serge Lutens qui se rend pour la première fois au cinéma découvre ainsi l’héroïne mythique de Walt Disney : Blanche-Neige. La pénombre, la sensation sous la main de remonter à rebrousse-poil le velours grenat du siège où je m’enfonçais,  la présence de ma mère, ont filé autour de ma mémoire un cocon, et c’est en lui, que j’ai vu et conserve « Blanche-neige ». Un éblouissement ! Est-ce le destin de la malheureuse ou sa beauté de neige qui ont ému à ce point l’enfant ? Difficile de l’affirmer, mais déjà très jeune, Lutens sympathisent avec les individus à la vie chaotique : « Pauvre Blaise » de la Comtesse de Ségur, « La petite Annie » de Darrell McClure... Leurs malheurs font certainement résonner un peu plus fort les échos de sa propre existence grise et passive. Pourtant, dès l’adolescence, Serge Lutens change de route. Transformé par la découverte de vieux films projetés dans les cinémas de Lille ou à la télévision, il certifie son goût pour des personnages féminins, des actrices aussi fortes que charismatiques : Greta Garbo, Marlène Dietrich... La narration, le scénario importe peu, seule la présence de ces stars lui garantit ce qu’il est venu chercher. Comme une éponge, il absorbe chaque mouvement, chaque levée du regard. La sophistication de Marlène, la beauté architecturale de Garbo, le cinéma lui enseigne comme jamais la force des images. L’expressionisme allemand qu’il découvre au travers des premiers films de Murnau, de Lang l’impressionne également fortement. Tout n’y est qu’angles, contrastes et chaos. Le jeune Serge  y trouve là une beauté singulière et marquante, fondamentalement différente de cet environnement des années 50, dans lequel il évolue alors et qu’il réprouve de plus en plus, mais comment intellectualiser cela ?

Analyser, mettre des mots sur une révolte en gestation depuis des années, Serge s’en sent bien incapable. Depuis longtemps, sa timidité lui fait courber la tête. Lui, le déphasé, l’enfant caméléon muni de son seul certificat d’études, l’apprenti-coiffeur sorti de l’école à 14 ans nourrit une prudence, une méfiance vis-à-vis de toute forme d’intellect et particulièrement les mots. Cependant, une rencontre déterminante va bouleverser l’ordre des choses et ce destin tout tracé. En 1960, Serge Lutens rencontre à Lille, celle qui deviendra pendant des années, sa sœur d’armes, sa compagne, Madeleine Lévy. Entrée dans le salon pour se faire coiffer, cette fille d’habile négociant élevée au Maroc, tombe sous le charme de ce garçon aussi timide qu’audacieux. Agée de 12 ans de plus que lui, elle repère immédiatement son talent, sa singularité et l’entraîne avec elle à Paris. Madeleine y tient une petite boutique d’antiquités mais passe le plus clair de son temps à lire, fumant cigarette sur cigarette. C’est ainsi qu’elle fait découvrir à Serge, 22 ans à peine, les écrits d’un auteur à la réputation sulfureuse, Jean Genet, au travers de Notre dame des fleurs qu’elle lui lit elle-même. La marginalité, la violence et la poésie de cette œuvre ouvrent à Serge un horizon nouveau. Un vertige ! Lui qui lisait peu découvre en deux, trois ans la bibliographie de l’écrivain solitaire et maudit : Le journal du voleur, le condamné à mort... Genet, âme damnée l’accompagne et devient un compagnon de route. Dans les années 70, une de ses connaissances, lui proposera même d’organiser une rencontre avec l’écrivain...ce que Serge refusera : « Que dirais-je à Dieu » ? Au panthéon de ses admirations, des auteurs plus classiques se sont également fait une place de choix : Baudelaire, Proust, Mishima...Cependant, aucun d’eux n’a jamais eu la même importance que l’auteur de Pompes funèbres. Tout au long de sa vie, Serge Lutens y est de nombreuses fois revenu, passant de la simple lecture au complet désossage. « Jusqu’à l’os » : Serge Lutens n’aime ni n’admire. Sa démarche est autre et malheur à celui qui tentera de mettre un pied en son royaume. Chasse gardée ! Le territoire des réprouvés n’appartient pas à tous. Depuis ses débuts, Serge Lutens nous en livre le témoignage. Sans partage, sans explication, certains y verront de l’élitisme, d’autres un mystère à mettre au jour. Serge Lutens s’est en tous cas construit en plus de 50 ans un monde à sa mesure, devenant à son tour une référence pour beaucoup.

 

Serge Lutens, vous balayez ou contestez souvent le terme « Inspiration » lorsque la question vous est posée. Qu’est-ce qui vous déplait tant dans ce mot ?

(06 :33) « Inspiration » c’est-à-dire qu’on est… si vous voulez c’est comme si c’était quelque chose qui… Le mot « inspiré », c’est plutôt « expiré » d’ailleurs comme le dit Cocteau, « relâché » en fait. La création, c’est relâcher quelque chose. Inspirer, ça serait garder, en fait. Et ce n’est pas cela. Mais le mot me dérange, parce qu’il y a un côté artiste si vous voulez, officiel. Vous voyez, c’est-à-dire l’artiste officiel, je ne sais pas, j’ai l’impression qu’il y a une panoplie, comme Zorro ou la fée. Et en fait c’est un peu ridicule. J’aime pas, l’artiste c’est pas ça. C’est pas nommable. Encore des choses qui appartiennent au divin, au ciel.

Vos influences sont assez marquées et notamment du côté des écrivains. Or, votre œuvre pendant des années a été essentiellement visuelle : photographie, cinéma...Pourquoi ne trouve-t-on pas plus de peintres, de photographes parmi les gens vous ayant inspiré ?

(07 :31) L’inspiration, c’est à multiples degrés. Il n’y a pas qu’un degré dans l’inspiration. C’est-à-dire, on est composé de 1000 choses, on n’est pas composé d’une chose ou de deux choses, et même si je vous en donne trois, c’est faux. On est un ensemble de choses, qui consiste de bien et de mal, c’est un ensemble. On ne peut pas se tirer de ça, on est humain je veux dire. On est composé de tas d’émotions, contradictoires même très souvent. Les livres sont arrivés très tard, l’image a été très importante. Et particulièrement l’image des femmes, si vous voulez. Elle est inventée, mais on invente que ce dont on a besoin. Cette maison, cette façon d’être, cette façon de penser, ces parfums, c’est une façon de penser, c’est une façon d’être. J’en avais besoin. Je dirais qu’il n’y a pas d’art, il n’y a que des artistes si vous voulez. Un boulanger peut être un immense artiste à mon avis. Un épicier pareil. Je crois que je n’apporte pas comme ça ces espèces de cloisonnements professionnels, j’aime pas ça. Y compris dans l’art ou n’importe quoi. Ce n’est pas à l’artiste de décider s’il est un artiste, et ceux qui se donnent ce titre sont assez bidons, c’est-à-dire en boite.

« Blanche-Neige » est la première référence que vous citez. L’univers sucré de Disney est pourtant aux antipodes de celui que vous avez créé. Comment expliquez-vous l’importance de cette image ?

(09 :08) D’abord, c’est le premier film que je vois de ma vie, je n’en ai jamais vu. Et pas de télévision. Donc je vais au cinéma. Le cinéma, qu’est-ce que c’est ? C’est le luxe, le luxe tel que je l’envisage. Les sièges de velours, les accoudoirs. Ce film je le vois assez tard je crois, avec ma mère, ma mère m’accompagne, je suis petit. Je crois que j’ai 6 ans, je ne sais plus. C’est voir ces images, voir cette musique, voir ces nains qui chantent dans des mines de pierres précieuses, déjà pré-taillées dans la mine de toutes les couleurs, voir cette maison, voir la reine cruelle, la reine cruelle qui sera certainement l’une de mes égéries parce que l’enfant porte en lui la reine cruelle et à la fois Blanche-Neige, c’est-à-dire la fille merveilleuse, gentille, aimante et à la fois la mère méchante, cruelle, donc la reine cruelle. « Miroir dis-moi si je suis la plus belle ». « Oui ô Reine, mais… » Mais c’est l’histoire de tellement de garçons qui ont vu ce film pour la première fois, c’est un éblouissement, c’est sûrement le premier film qu’on voit de sa vie d’une certaine façon. Et c’est encore le dessin animé, c’est un univers sucré bien-sûr, Blanche-Neige, toutes les enfances sont un peu à la fois sel, poivre et sucre. C’est-à-dire qu’on est de tous les côtés, toutes les épices on les a. On est déjà vinaigré et salé.

Jean Genet occupe une place particulière parmi les gens que vous admirez. Là encore on  s’interroge... Le lien avec Proust, Baudelaire ou encore Mallarmé semble pour le grand public plus évident. Qu’est-ce qui différencie ainsi cet auteur à vos yeux ?

(11 :07) Les mots. Les mots, la beauté des mots, l’intelligence des mots, la profondeur des personnages. Quand il vous dit « il a 16 ans quand il frappe à la porte », mais qui peut dire ça ? C’est Notre-Dame qui va tuer pour voler. « Il a 16 ans quand il frappe à la porte ». La porte s’ouvre, il entre, et alors là c’est toute une succession de mots, mais comment les placer. Il aurait pu avoir 16 ans en bas de l’escalier, non, il les a quand il frappe à la porte. Et c’est là la beauté, ça change tout. C’est la façon de placer les mots et de regarder. Parce que quand vous dites quelque chose, vous utilisez très souvent une habitude de le dire comme ça, parce que vous l’avez entendu et vous le répétez. Mais effacer tout, parce que c’est là que commence l’écriture. L’écriture ne peut pas commencer avant d’avoir tout effacé. Il faut tout tuer, tout détruire. Oublier, oublier tout et à ce moment-là vous pouvez écrire. Et vous pouvez parler. C’est l’anti-homme d’état si vous voulez, qui est déjà tout fabriqué, avec ses mots fabriqués, avec ses phrases fabriquées, avec sa façon de parler, avec son mensonge aéré. Non, vous êtes complètement dans l’invention. L’invention c’est le regard. (12 :42) Vous devez regarder, et vous devez reprendre les mots. Vous devez vous les dire d’une telle façon qu’ils sont vierges. Et vous allez les dépuceler. Parce que c’est ça, la littérature. C’est rien d’autre. À partir du moment où vous répétez comme les autres, vous êtes mort. Aucun intérêt d’écrire, ou alors c’est du journalisme, c’est très différent. L’écriture c’est un meurtre, un meurtre du passé pour une renaissance. Jean Genet n’existerait pas sans Proust, il faut le savoir aussi. Proust a complètement modifié la façon de lire. Il introspecte les personnages, les dépouille au-delà de l’apparence si vous voulez. Il va dedans, il s’en empare, il s’habille d’eux. Il se vit à travers eux. Ces 42 personnages dont parle le prophète, il les vit, il se met dedans. Si vous n’avez pas la trame, la trame de la vie, le goût de vivre, vous ne pouvez pas faire ça. Créer, c’est être dans l’autre. Si vous étiez toujours en vous-même, vous seriez foutu. L’autre, c’est la richesse. Dépasser, c’est comme ça que j’ai vécu le Maroc, c’est comme ça que j’ai vécu le Japon. C’est comme ça que je vis les gens. C’est ça qui m’intéresse. Mais je suis encore plein de retenue. J’aimerais écrire mais je suis plein de retenue. Écrire c’est se sacrifier si vous voulez. Il faut oublier, il faut tuer les mots, il faut leur redonner, les replacer dans d’autres sens. Une phrase c’est un bouleversement. C’est ça que je vous explique, en fait c’est ça que j’aime chez Genet, c’est un révolté d’abord, et s’il n’y a pas de révolte, il n’y a pas de création, ça ce n’est pas possible. On le voit dans Baudelaire, qui fait de la chevelure une mer, une houle noire, goudronnée, qui fait du parfum un rongeur du flacon, le parfum ronge le flacon. Vous imaginez la beauté, c’est le désir dans une bouteille, mais c’est la magie, c’est Aladin. Vous voyez comment vous jouez avec les mots, comment vous les jetez comme des balles, comme vous les rattrapez. L’écriture c’est ça. Mais si vous la coincez dans un discours honorable, c’est-à-dire emmerdant, il n’y a aucun intérêt. Il faut vivre, vivre les mots. Et pour vivre, il faut mourir. Et on doit le faire tout le temps, ce n’est pas un exercice d’un moment, c’est un exercice constant.

Comprenez-vous que l’on puisse devenir à son tour une source d’influence ? Comment le vivez- vous ? Quel héritage pensez-vous laisser ?

(15 :42) Je n’ai aucune intention de laisser un héritage, l’héritage je ne sais pas ce que c’est. L’héritage, non, je ne pense pas à après. On est tous des petits grains de sable, chaque personne est un grain de sable d’une immense plage. Vous imaginez ? Qu’est-ce que nous sommes dedans, si l’on sait que le grain de sable c’était un caillou, une roche, qui à force d’usure est devenue un grain. Encore une fois, j’aime quand Genet définit Beckett, on lui demande de définir Beckett, « qu’est-ce que vous pensez de Beckett ? », « un prodigieux grain de sable ». C’est merveilleux. Rien mais immense. On ne sait pas ce qu’on laisse, et on ne sait pas ce qu’on fait, non plus. Mais on le fait, et on le laisse. Ce que les autres en feront, ma foi ce n’est pas notre problème. On ne sait pas ce qu’il se passe. Mais toujours, il y a un espoir d’aller plus loin, j’ai été trop muet longtemps. Je pense que je vais commencer à parler, donc ça veut dire à écrire. Mais non pas dans l’intention de devenir écrivain, comme de devenir quelque chose. Devenir parfumeur ou devenir tout ça, je m’en fous. J’espère que tout ça s’écroule très vite, c’est mon rêve.

 

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Au fil de l'eau

L’eau s’est imposée pour Serge Lutens comme une réponse aux carcans olfactifs et atmosphères surchargées d’odeurs et superlatifs. Elle prit en 2010 la forme d’un parfum minimaliste, aux allures de manifeste, qui provoqua une nouvelle révolution, au sein même de sa propre marque.

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Au fil de l'eau

En 2010, Serge Lutens est au faîte de sa réputation dans le domaine du parfum. Il faut dire qu’en 30 ans, contre avis et tendances, l’homme a composé le nouveau vademecum de la parfumerie, celui désormais utilisé par les marques du monde entier. Son oeuvre olfactive riche de plus de 80 références est devenue l’indispensable vivier où il fait bon s’approvisionner. En échange, et en guise de bons procédés, Lutens voit son nom accolé à tous les superlatifs possibles : génie du flacon, maestro du parfum... Se revendiquer de sa démarche est un gage de qualité. L’homme de 68 ans n’est pas dupe et cette récupération toutes azimuts l’éloigne un temps de l’industrie du parfum.  A ceux qui en seraient surpris, il convient de rappeler que pour Serge Lutens, le parfum en tant que produit social n’a jamais suscité d’intérêt majeur.

Dans la région du Nord où il a passé son enfance et dans le milieu social dans lequel il grandit, le parfum est absent.  Pas de coquetterie, pas d’afféterie, sentir bon ici veut dire se laver. Un gant de toilette et un savon y pourvoient. Progressivement, en grandissant et évoluant dans d’autres milieux que le sien, Serge Lutens va pourtant découvrir le parfum ; non pas celui porté comme tic hygiéniste mais celui arboré par deux ou trois clientes du salon de coiffure, dans lequel il a été placé en apprentissage. Par leurs attitudes, leur retrait du monde, leur réserve naturelle, elles suscitent chez l’adolescent Lutens admiration et déférence. Véhicules de l’image, leur parfum s’impose comme un point de détail... mineur certes, mais part entière d’une image de luxe auquel il tend de plus en plus.

Réinventer le parfum, en faire le drapeau d’une révolte  et d’une opposition, cela viendra cependant bien plus tard, après la découverte du Maroc en 1968, après l’overdose des parfums socio-culturels des années 80. Le parfum se devait de redevenir une parure insolente, une gifle lancée à la face du monde entier. Le pari a été remporté haut la main par Lutens dès le début des années 90 mais ce succès a son revers. Lutens doit désormais composer avec cette exploitation commerciale opportuniste qui le rebute tant. Le mot « Création » a-t-il encore un sens dans une industrie cernée de toutes parts ? Comment rester dans l’opposition ?

La réponse, Serge Lutens va la trouver dans l’eau, dans ce retour à l’enfance et à la gestuelle simple de l’hygiène : « Le luxe commence par la propreté ». En 2010, comme un credo, ce slogan s’affiche comme une provocation sur un simple savon. Estampiller le nom Serge Lutens sur un produit aussi accessible, c’est la bravade ultime. Et comme si cela ne suffisait pas, Serge Lutens l’accompagne de ce qu’il appelle « l’anti-parfum » : L’Eau Serge Lutens. Une eau conçue comme un manifeste, endiguée dans un flacon aux lignes pures et radicales. La transparence, la pureté, un vrai retour aux sources pour celui qui dénonce de plus en plus le monde surodorisé dans lequel nous évoluons, et dans lequel plus rien n’a d’odeur.

L’anti-parfum, c’est une phrase « cueillie au vol »  qui me permettait de signaler l’Eau Serge Lutens. Une autre route, une adjonction à la première direction, celle de la route singulière de ma parfumerie originelle mais cette dernière, avait été phagocytée par un système de marketing étouffant sa valeur créative, pour la laisser réapparaître sous l’expression de « niche »… d’où l’anti-parfum.

Je ne me reconnais comme appartenant à aucune catégorie, un à part ; et si l’on veut me placer parmi les habitants des niches, je ne serais en ce cas, pas le chien de « Villa mon rêve », mais plutôt un chien errant.

Cette eau, c’est un cri lancé. La révolte sourde toujours...

A sa sortie, certains adeptes crient à la trahison : Serge Lutens s’est vendu et a renoncé à la belle parfumerie, celles des matières premières rares et précieuses ! Mais comme toujours, Serge Lutens est déjà loin. Loin de cette niche dans lequel on a voulu l’enfermer. Concurrents comme adorateurs d’ailleurs ! Cette eau propre, c’est comme un coup de pied dans la fourmilière. Singulière, à part, aimée ou détestée, peu importe. L’important est de ne surtout pas de se laisser noyer dans la masse. Au fond, être applaudi ou honni, quelle différence ? Le pire n’est-il pas d’être récupéré par le succès ? Certains le pourchassent toute leur vie. Serge Lutens lui, a choisi de le fuir. Et si là résidait le secret de ses incessantes métamorphoses ?

 

1°) Serge Lutens, êtes-vous d’accord avec cette hypothèse ? Le succès qui a toujours fini par vous rejoindre serait-il à l’origine de vos changements d’activité ?

(05 :31) Je ne l’ai jamais senti comme une reconnaissance du cœur. C’est-à-dire qu’en fait, je sais que c’est une reconnaissance obligatoire. Or, reconnu, comme je vous l’ai expliqué, je suis reconnu, mais par mon père, plusieurs années après. Et le fait d’être connu ne me plaît pas. Je préfère, si vous voulez, ce couple monstrueux que je formais avec ma mère. Donc, reconnu ne m’intéresse pas. Être reconnu, je fuis la reconnaissance. Mon couple maudit est celui que ma mère et moi avons formé, et non pas par amour, non pas par tout ça, ne croyez pas que… mais c’est un couple soudé dans le péché. Dans le refus d’être reconnu. Et chaque fois que je serai coincé dans la reconnaissance, je sais qu’elle me tuera. Et je crois qu’on est tous un peu comme ça, au fond c’est… Plusieurs fois, je pense très souvent m’échapper de ma vie. Comment je pourrais m’échapper de ma vie ? Comment je pourrais m’échapper, autrement que par la mort, disons ? Par la disparition, par prendre une voiture, me sauver, changer de tête, changer de visage. Changer de tout. Changer d’empreintes. Changer de tout. Changer de langue. Ça, c’est pas possible, par contre. La culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié. C’est bien connu. Et quand on a tout oublié, qu’est-ce qu’il reste ? Une façon de tenir sa fourchette ? Ou de rouler son couscous dans une main. Je sais pas. Mais c’est là la culture. Ce qui se fait sans nous, encore une fois.

2°) L’Eau Serge Lutens est-elle une récusation de cette première parfumerie que vous créez au début des années 90 ?

(07 :15) Non, parce qu’au fond, le parfum, je l’ai appris au Maroc. Je l’ai aimé, par le Maroc. Je ne l’aimais pas en France. Je n’aimais pas le parfum, tel qu’il se présentait en France. Pas ça. Je l’aimais, parce que je l’ai rencontré par les odeurs, ici. C’est donc quelque chose qui m’a collé. J’en n’ai jamais porté de parfum. J’aime les faire, je n’aime pas les porter. C’est très différent. Donc c’est un peu comme les maisons, vous voyez. Je ne les habite pas, mais je les fais. Et il y a un mystère là-dessus. Donc… à qui elle s’adresse. À la faute, peut-être encore une fois. L’eau, si vous voulez, c’est une rupture, mais c’est comme toutes les ruptures, si vous voulez. Elle est nécessaire. C’est-à-dire, en fait elle est nécessaire pour revivre autre chose avec elle. Mais le moment où cette rupture deviendrait quelque chose d’officiel, quelque chose de reconnu, quelque chose de copié ne m’intéresse plus. Je n’ai rien à faire dans un succès qui n’est pas de moi. Moi n’existe pas non plus. Ce moi-là n’existe pas. Je suis un imposteur en fait. Un imposteur partout. Ça me plaît assez.

3°) Certains critiques ont été durs lorsque vous avez lancé cette Eau. Comment cela vous a-t-il affecté ?

(08 :33) Absolument pas, alors. Même au contraire, j’aurais souhaité des crachats, des insultes. Ce sont mes plus beaux… ce sont mes bijoux. Ce sont mes Rolls-Royce, mes monuments aux morts, n’importe quoi, mais j’aurais adoré qu’on m’insulte. Adoré. Mais ça n’a pas été jusque là. C’est un métier beaucoup trop… pusillanime. Ça ne va pas jusque là. Il faudrait que je tue, pour ça. Pas encore fait. J’espère pouvoir un jour accomplir cette ambition.

4°) Vous n’êtes pas à l’abri d’une nouvelle récupération. Comment peut-on encore s’opposer davantage après avoir lancé « L’anti-parfum » ?

(09 :16) Je ne sais pas, c’est pas « s’opposer pour s’opposer ». C’est : se mettre soi-même en cause, c’est se refuser, le succès, si vous voulez. Le succès, c’est une sorte de condamnation, si vous voulez. De condamnation à l’immobilité. Donc si on lui obéit, on est foutu. Ça veut dire qu’en fait, vous allez être obligé de faire ça, ça, ça, toujours. Je suis guidé par plusieurs choses. J’aime les choses parfaites, et je découvre aussi dans la littérature des choses imparfaites, la beauté, la beauté de quelque chose qui ne peut pas être donné par quelque chose de parfait. Dans tout ce qui est matériel, comme la maison, comme les objets, comme les choses, il y a un goût, un goût, disons qui est réparateur, si vous préférez. Mais à la fois, j’ai besoin… Si je vois une nappe trouée, avec des motifs de fleurs dessus, je la trouverais extrêmement poétique. Donc il y a ces deux balancements, chez moi. Du sur-goût, comme on dirait du sur-moi, et de l’extrême opposé en fait, poétique-littéraire, qui ne se crée que par des mots, par des images. Mais qui est la matière même de ce qui peut supposer réparation, et de ce qui est en fait… J’aimerais être de ce côté-ci. J’aimerais retourner de ce côté-là. Du côté de la nappe trouée. Qui s’effiloche. Des trous de la nappe plastique qui s’effiloche. Et des dessins de fleurs sur elle. Et trouver les mots pour expliquer que ça, c’est là qu’est la beauté. C’est là que l’œuvre de la beauté se trouve là. Le reste, ça n’est qu’une réparation. Ce n’est qu’une… de l’esthétisme, en fait.

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